Le sieur Jean-Luc-sur-son-blanc-destrier a fait la peau au dragon qui gardait mes Très-Saintes-Pattes-de-Mouche et terrorisait par la même occasion les braves gens vivant dans les vertes contrées de ce pays merveilleux, et cela depuis, pfiuuuu, au moins une année...
Fabienne Franseuil est une brelle de la technique, mais l'euthanasie n'est pas autorisee dans ce beau pays. Vous pouvez la joindre via le mail à fabienne.franseuil[at]free.fr. A bonne entendeur...
Et puis vous pouvez aussi aller vous promener par :
samedi, septembre 17, 2005 J'aime. Mon patrimoine Ca y est, j'ai compris, hier, le sens de ce thème des journées du patrimoine. Il suffisait de corriger la ponctuation. J'ai compris quand j'ai vu que le collège-lycée Jacques Decour ouvrait ses portes. Peut-être était-ce déjà le cas les années précédentes, mais je ne m'en suis rendu compte que cette année. Ca devait bien faire une bonne douzaine d'années que je n'étais pas entrée. Jacques Decour. 5ème 2. 1989-90, quelque chose comme ça. En Allemagne, le Mur venait de tomber. Dans ma tête, les murs se faisaient plus que jamais infranchissables. Emmurée vivante, voilà ce que j'étais. Mon père venait de faire une rupture d'anévrisme. De l'autre côté de la frontière. 47 ans. Malformation vasculaire. Indétectable avant qu'il ne soit trop tard. Et héréditaire. Merci mon petit papa. Tu m'auras au moins offert Paris, en dernier cadeau. Et ça, c'était un vrai cadeau. Pendant que tu étais dans le coma, j'entrais à Jacques Decour. J'allais y faire un exposé avec Sarah sur le Requiem de Mozart. J'y travaillais encore quand un matin très tôt, ma grande soeur est venue dans ma chambre me dire qu'"il va falloir que tu sois très forte". Ne décrochez jamais le téléphone avant huit heures du matin, vous apprendrez les mauvaises nouvelles bien assez tôt. Je n'étais pas là pour présenter l'exposé. Jacques Decour. Cours d'anglais. Ah, les cours d'anglais. Les places imposées par la prof. Et puis ce déplacement tout aussi imposé par la même prof, parce que le gars Clément, un cador angélique et infernal à la fois, avait tendance à trop discuter avec son petit camarade et sans doute pas en anglais. J'étais à l'origine à côté d'une petite blonde toute timide, qui devait s'appeler Frédérique. La petite blonde s'est retrouvée à côté d'un petit jeune homme qui s'appelait Grégory K. Tandis que de mon côté, je déménageais derrière avec le gars Clément. Devant moi, j'avais le dos de mon premier amour. Bien sûr le jour où j'ai dû m'installer à côté du cador, je ne savais pas que j'avais juste devant moi mon premier amour. On était en début d'année scolaire. C'est peu à peu que j'ai réalisé ce qu'il se passait. Un amour fort est comme une maladie, on peut en suivre la progression jusque dans son organisme. Une légère tension, un léger tremblement. Trois fois rien. Quelques dixièmes de degrés, juste ce qu'il faut pour que les joues s'empourprent, imperceptiblement (du moins c'était ce que j'espérais). Et on a beau essayer de prévoir le truc en se couvrant, en buvant du jus d'orange par intra-veineuses, rien à faire, ça vous prend à la gorge puis ça vous secoue et vous ne maîtrisez plus rien. Mon niveau d'anglais doit sans doute énormément à cette situation. Plusieurs années après, une autre histoire entérinerait la chose : être capable de m'exprimer en anglais était devenu chez moi un acte d'amour. J'ai eu l'occasion de contempler à loisir le dos du jeune Grégory. Une stature fine, il n'était pas du genre à frapper comme un malade en basket. Un garçon qui préférait rester à l'intérieur quand les autres faisaient un foot dehors. Et la chevelure de Grégory, de lourdes boucles sombres et brillantes. Si j'avais pu faire le lien entre cette chevelure et celle que les sculpteurs hellénistiques faisaient à leurs statues d'éphèbes, je serais aujourd'hui l'une des plus éminentes héllénistes de la scène française. J'étais fascinée. Grégory faisait de la calligraphie. Il avait découvert la calligraphie en début d'année. Petit porte-plume, plume étroite et courte, encre de Chine. Il calligraphiait avant le cours, dans ces salles profondes et sombres aux fenêtres qui forcent à regarder haut pour apercevoir un bout de ciel (bonne habitude si vous voulez mon avis, de forcer les enfants à porter leur regard vers le haut ;)). Deux yeux d'un brun chaud cerclés de petites lunettes arrondies (ne vous demandez pas pourquoi je suis attachée à mes petites lunettes). Penché sur sa feuille, luttant contre l'encre rétive qui parfois, pour se venger, lui tachait les doigts. Son silence, sa silhouette penchée sur le papier me reviennent encore aujourd'hui. Je regardais les porte-plumes fleurir sur les tables des plus brutaux des garçons de ma classe en souriant de ces tentatives de duplication. Je n'étais pas la seule que fascinait le garçon calligraphe. Moi-même je sacrifiais à la calligraphie, écrivant des choses que je n'aurais naturellement avoué sous aucune torture. J'avais fait l'acquisition d'un porte-plume de couleur bleue, sur lequel je montais des plumes rigides comme la justice, mais qui s'assouplissaient au fur et à mesure. Si bien que même la gauchère que je suis parvenait à des résultats presque satisfaisants. Qu'écrivait-il, le calligraphe ? Ca je n'en ai jamais rien su. Que voulez-vous, je pouvais me disputer à grand renfort de noms d'oiseaux avec tous les garçons de la classe, il y en avait un, un seul que j'évitais soigneusement. C'était tellement systématique que je suppose que quelqu'un d'un peu attentif aurait pu se rendre compte de ce qu'il se tramait bien avant que je m'en rende compte moi-même. La règle s'était composée progressivement en moi comme une évidence élémentaire : on ne touche pas au garçon calligraphe. Trop secret, trop fascinant. Ce garçon n'était pas pour moi. D'ailleurs ce n'était pas un garçon, c'était K., c'était pas pareil... Je ne pouvais pas supporter l'idée qu'il apprenne... Et même quand quelques années, j'avais envisagé de lui dire, je préparais une petite valise et je projetais de repartir pour l'Allemagne. Il était impossible qu'il sache et que nous vivions dans le même pays. Une telle situation m'aurait semblé d'une prétention délirante, et pour tout dire sacrilège. Je n'osais pas l'appeler par son prénom. Pour moi il était K. Un nom à consonnance juive, qui posait assez de distance pour que je puisse m'en servir. Je ne sais pas pourquoi j'avais évoqué son nom devant ma mère, mais elle m'avait parlé de mères juives, de leur traditionnelle possessivité (ah le grand savoir maternel...), touça touça... Une barrière qui venait s'ajouter à mes propres murs. Ah ça pour sûr, mon secret était bien gardé : je n'avais aucune chance. Avec un garçon je n'avais aucune chance (de toutes façons les garçons ne m'intéressaient pas) alors avec K... Alors je déambulais dans la cour, je l'observais de loin, à la dérobée.
Je le regardais, toujours du coin de l'oeil, sourire d'un fin sourire, l'oeil plus brillant que jamais, pendant que des caïds de la classe bloquaient toutes les serrures des portes des salles de cours de la cour du collège, juste histoire d'échapper à une dizaine de minutes de maths pour le prix modique d'un demi-sachet de pipas (à peine trois francs à l'époque si je me souviens bien). Les portes grises refusaient de recracher les écorces de graines de tournesol savamment insérées, et la prof avait envie de se pendre. Elle pouvait se rassurer, ce n'était pas elle, mais son collègue d'histoire qui allait, quelques années plus tard... ce vieux fou de Fontaine ne vivrait pas si vieux. Il m'avait appris la loi de l'Habeas Corpus, il m'avait appris aussi que j'étais capable de faire des choses qui me ressemblent, et que ces choses pouvaient avoir de la valeur. Sa salle de classe était au deuxième étage, je n'ai pas trouvé le grand escalier carré en bois qui sentait le chaud et menaçait ruine. A la place, des installations complètement rénovées, lino au sol et grilles de métal. Autres temps... Là où se trouvait le fief de "ce vieux fou de Fontaine", l'estrade où il gesticulait avec enthousiasme, le ventre rebondi et la barbe grisonnante sous son visage de père-Noël sous acide, il y avait une salle de techno habitée par un petit bonhomme qui s'occupait de petites voitures télécommandées (oups, des robots, devrais-je dire ;)) et qui offrait aux visiteurs une petite démonstration. J'étais la seule visiteuse. Dans un discours qu'il avait manifestement préparé, il a commencé à m'expliquer les activités qu'il faisait avec les enfants. Voyant mon sourire fendu jusqu'aux oreilles, il a marqué une pause au cours de laquelle il m'a demandé si j'avais un enfant scolarisé ici. Voilà bien longtemps qu'on m'appelle madame, mais j'avoue que celle-ci, on ne me l'avait encore jamais faite ;) J'explique ce que je fabrique ici, sans cesser de sourire.
Son téléphone sonne et je peux me replonger dans les méandres de mes souvenirs. La classe de Fontaine. Je l'avais revu quelques années après mon départ, je lui avais dit combien ses cours avaient pu compter pour moi. A cette époque les lieux n'avaient pas encore changé. Fontaine de son côté avait déjà fait une dépression, s'en relevait comme il pouvait. Il était plus calme qu'au temps où je prenais place sur les chaises de sa classe. Il faut se méfier des gens qui sourient, qui manifestent leur énergie vitale avec trop d'ostentation. Ils sont fragiles. Si jamais ils cessent de briller de l'intérieur durant une période prolongée, ils réalisent qu'ils sont dans le noir et prennent tellement peur que la réalité leur devient insupportable. La classe de ce vieux fou de Fontaine était pleine de lumière, il y avait de petites fenêtres qui donnaient sur les toits de l'immeuble d'en face. Le sol était de parquet, quand il faisait chaud la pièce fleurait le bois chaud et la craie, quand nous revenions du sport et qu'il avait plu à seaux, elle sentait le bois mouillé et tous les parfums des bonbecs qu'on achetait en face de l'école dans une petite échoppe qui vendait des araîgnées et des rats en gélatine, énormes aussi grands que nos mains ouvertes à plat et tout colorés, et puis des pipas, en prenant bien soin de garder les écorces pour les cours de math du matin.
Le dernier cours de Fontaine. Ca je ne l'ai jamais oublié. Le contenu du cours m'échappe un peu, comme il m'avait passablement échappé alors. J'avais la tête ailleurs. J'étais en train d'envisager de faire une chose absolument délirante, et j'essayais de rassembler tout ce que je pouvais avoir de courage pour le faire. Quelques jours plus tôt j'avais fait l'acquisition à la papeterie au bout de la rue d'un porte-plume de couleur verte. Non, je n'avais pas perdu le bleu. Non, la couleur me convenait toujours et le mécanisme fonctionnait encore à merveille. La fin du cours s'approchait dangereusement, et la cloche a sonné sans que j'aie suffisamment de courage pour mettre en oeuvre mon plan. Tout le monde ramassait ses affaires en faisant un boucan incroyable, le dernier jour de classe de l'année, la dernière heure de cours avant les vacances. Dehors il faisait beau, j'étais toujours assise, à peine mobile dans une vaine tentative de ramasser mes affaires pour les fourrer dans mon sac. Je n'avais pas déblayé la moitié de mon fourbi que Grégory passait le seuil de la porte et s'engageait dans le couloir. Je me sentais misérable, mais j'avais une idée de ce que ça serait si je ne faisais pas quelque chose. Je me suis levée et j'ai filé à toute vitesse, le poing serré sur mon porte-plume bleu. Grégory K. avait eu du mal à se frayer un chemin dans le couloir, tout le monde chahutait. Je ne sais pas si je l'avais appelé ou si je lui avait tapé sur l'épaule, je suppose que je l'avais appelé parce qu'il ne faut tout de même pas exagérer. De manière assez inattendue, il s'est retourné. Affolement général. J'avais la tête pleine de mots qui, bien alignés quand je préparais mentalement ce moment, s'étaient complètement mélangés. La course sans doute. J'ai fini par balbutier, rouge comme une pivoine, que je venais d'acheter un nouveau porte-plume et que du coup je n'avais plus besoin de l'ancien qui fonctionne encore très bien hein, "et comme tu fais de la calligraphie... tu le veux ?". Il m'a dit que c'était très sympa, m'a remerciée, puis il a repris son cheminement vers la sortie. Naturel, désarmant. Bras ballants, vidée, je suis restée un peu dans le couloir. Je tenais à peine sur mes jambes, les larmes me montaient aux yeux, c'était ridicule mais quand même, j'avais beau cligner comme une folle pour éviter qu'elles ne tombent ça n'avait pas l'air de vouloir s'arrêter. Je regardais par la fenêtre, ici : et je l'ai vu marcher gentiment, traversant la cour en diagonale. A cette époque il n'y avait pas ces préfabriqués. En tremblant, je suis retournée dans la salle de cours, j'ai fini de déblayer mes affaires en quatrième vitesse puis je suis descendue tout aussi vite. Je descendais en essayant de retenir les détails de ces lieux, je longeai le cloître et bientôt j'étais dehors. Dehors, sa silhouette avait disparu.
Je changeais de collège l'année suivante, je quittais Jacques Decour, dans le 9e, pour un collège du 13e, à dix minutes de là où nous vivions... Je n'avais pour ainsi dire pas le droit de sortir. Paris étant à l'époque pour ma mère "cette catin de Babylone", raison de plus. Raison de plus effectivement pour que de mon côté j'essaie tous les chemins histoire de voir un peu de pays avant de rentrer. Comme par hasard, mon trajet favori, c'était la ligne de bus du 67 que je prenais place Pigalle.
L'un des seuls cas où j'aie désobéi à ma mère, c'était quand l'année suivante, en fin d'après midi, au lieu d'aller en permanence parce que le prof de musique était malade, je me projetais dans le métro comme un boulet de canon pour être à la sortie de Jacques Decour avant la fin des cours. Absolue nécessité. Même si je n'ai jamais plus osé lui adresser la parole. Voilà. Mon patrimoine, c'est ça. Les photos sont un peu claires, donnent une vision paisible, plutôt à l'image de mon état d'esprit d'hier. Le temps passe. Et c'est bien.
8:55 PM